Stoffel
Peter

Panoptès

Bernd Ruzicska

Toute montagne allègue un paysage. Calme, solide et auguste. Mais de temps à autre, ainsi qu’à travers les âges, le terrain nuance et transforme configuration et apparence. Jaugée par le temps, la montagne ne résiste jamais à la durée. L’eau s’y inscrit, l'érosion ébranle, les plissements de la terre empilent éboulis et rochers, ravinent et séparent toute glèbe féconde. Masses tourbillonnantes en déroute. Une tension sous-tend la montagne; imperceptible à l’œil nu, elle s’écoule en souterrain et la forme – impulsion d’énergies qui s’élargissent par ondoiements. Si la montagne peut défier les cieux, elle est néanmoins contrainte à se soumettre à cette exigence sourde. Pour mesurer la force de cette énergie endiguée, l’on doit gravir la montagne, dénicher son ultime et plus haute cime, le lieu qui entretient avec elle la distance la plus éminente. Les peintures de Peter Stoffel entrevoient un tel lieu où toutes épreuves de force et courants buttent soudainement contre un aboutissement passager.

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Cette distance forme la perception lors de l’engagement avec ces toiles aux plages colorées – consistances denses et grisantes. D’emblée, le paradoxe engage. Le sentiment de devoir se rapprocher tout près des tableaux se fait sentir, ne serait-ce que pour discerner ce qui y est représenté. Ainsi, les toiles offrent une distance spacieuse, mais que l’observateur pourrait presque peiner à supporter. Une telle contemplation contient une contradiction capitale : plus on se rapproche du travail, plus son objet s’en éloigne.
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Avant même de reconnaître les multiples vues et perspectives diverses qui recoupent ces paysages de montagne, ainsi que les dimensions et espaces qui s’y invoquent, l’on peut se trouver empêtré dans la profondeur et la variété des vastes représentations picturales et éprouver de la difficulté à maintenir son orientation. Ces tableaux jouent avec de tels éléments. A première vue, nous pouvons conjecturer qu’ils nous transportent au sein de paysages rupestres, suggèrent de nous guider au plus haut des sommets alpins, ce afin de ne vanter que profondeurs et distances. Paraissant amadouer le regard, de telles vues semblent insinuer que l’ordre règne. Horizon incontestable, perspectives claires de proximité et de distance, contour

distinct des roches.
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Ardue à évaluer, la profondeur d’espaces aux échappées périlleuses s’achoppe à la taille effective du tableau. Celle-ci détermine un cadre à la perception visuelle, de même qu’elle permet la mise en scène du vaste panorama panoptique. La vue se heurte ainsi à toute réduction. Il s’avère dès lors que l’ordre ne règne guère. Comme si les tableaux résistaient à lâcher prise du simulacre induit par les paysages, les imbriquaient et enchaînaient en une architecture complexe, constituée de cohérences internes. S’approcher de plus près, tenter d’établir une évaluation visant à décoder un quelconque modèle identificatoire ne fait qu’accentuer les difficultés inhérentes à un tel dessein, s’avère en fait impossible.
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La lecture initiale, goûtée depuis de célestes hauteurs et invoquant paysages homogènes et consistants, mène à un cul-de-sac. Abreuvés de couleurs, les forêts, prairies et rochers s’amalgament. Frontières et démarcages perdent leurs contours et s’entrelacent. Des espaces trompeurs se confondent, un calcul spécifique de jeux de lumières se joue dans des vallées inconnues, amenant le regard à musarder. Des formations rocheuses bizarres, discontinues par de convulsifs à-coups de couleurs vives, se découvrent. Un tourbillon chavirant de couleurs et de formes saisit le regard. Un endroit que l’on avait considéré comme conquis et stable semble changé, et s’être affranchi. Ce qui apparaissait très éloigné, surplombe presque de manière menaçante l’observateur. La perspective première manifeste peu de résistance, s’écroule. Plus encore, il semble presque que le tableau, le paysage, absorbe l’observateur et l’engloutit au cœur de sa composition. C’est seulement lorsque l’on fait un pas en arrière, que l’on se dégage de ce remous, substituant l’observation à la claustration, que l’on peut alors discerner comment les plans bigarrés et nuancés œuvrent les uns par rapport aux autres, et – privilégiant l’entendement visuel – prendre de la distance par rapport à l’œuvre.
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Que s’est-il passé ? Quels enjeux exposent les tableaux? Comment sollicitent-ils la contemplation et accueillent-ils l’observateur, et que ressort-il de cette expérience visuelle dont le motif donne à voir simultanément une présence accaparante et une distance spacieuse ?
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Il est aisé de saisir le monde avec des mots. Il suffit d’adapter un objet à l’une de ses

transcriptions, le nommer ou le décrire; en assemblant mots et phrases, l’on paralyse l’objet, et du même coup, le réduit. La difficulté commence lorsque l’on se décide à emprunter un autre chemin, abandonnant un ordre préalablement établi. Dès lors, en marche avec les tableaux, l’on peut talonner les itinéraires composant leur création. Les paysages demeurent sans noms. Echappés de l’appellation qui les appropriaient, ils se sont libérés de la gousse de leurs terminologies et soustraits des représentations conventionnelles qui les y attachaient. Maintenant, ils se révèlent sans fard, changeants et limpides sous une lumière colorée. Démentant à présent la notion d’ordre localisé en un lieu unique, ils insufflent une multitude d’ordres et de sites. Dans un environnement constitué de circonstances et de voisinages connectés par des voies et des intersections divers, des nodosités se forment. De là prospèrent de nouveaux liens, qui à leur tour génèrent des voisinages fortuits. Une toile constituée de couleurs et formes fluctuantes émerge, engendrant groupes et réseaux à facettes multiples. Un site vivant. Champs, villages et villes. Tout est mouvement, pousse, prospère, permute, se morcelle puis expire. Où localiser l’abri dénué d’écueils, emprunt de sécurité et de béatitude, d’où l’on peut observer en paix et sans danger ? Du reste, quelle distance requiert l’observation ?

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On dit qu’Argus, qui avait deux paires d’yeux, voyait tout. Une paire devant, en plein visage, l’autre derrière, sur son crâne. Aucun angle mort possible. Afin que rien ne lui échappe, il laissait toujours une paire d’yeux en veille. A moitié endormi et à moitié réveillé, une paire d’yeux se focalisait en permanence sur ce qui l’entourait ; contextes contrôlés et embastillés. De forme sphérique couvert d’yeux, Argus se présente également comme un gardien universel, surveillant hommes et objets. La perception panoptique présume la vigilance absolue d’un corps bardés d’yeux, jamais fatigué et misant toujours sur l’acuité. L’expression d’un pouvoir et d’une structure totalitaire qui procure un accès constant et sécurisé au monde se limitant à la dimension du visuel.
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Dans un mouvement engageant détachement et mise en friche d’un lieu géométrique spécifique, les paysages de Peter Stoffel se dissocient du noyau irrationnel d’une telle conception. Dans ce contexte, ce détachement envers un lieu insuffle également un tel détachement dans le regard d’un observateur, encourageant toute focalisation à se diriger vers les éléments en eux-mêmes,

et non plus vers les interconnections entre éléments individuels. Ceux-ci, avec une clarté exagérée, saillent au premier plan, et témoignent ainsi de la force avec laquelle ils excèdent toute possibilité de représentation. Surgissant presque à la surface des toiles, le visible s’absorbe dans le gouffre de son propre tourbillon.
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Ici, de la gaine du tableau, le paysage s’exprime au travers de ses couleurs. Organe de surface, vibrante et scintillante. Tons changeants, nuances fondantes. Les évolutions apparaissent visqueuses, immuables, se solidifient. Les contours se constituent de méandres le long de frontières fluctuantes. A d’autres endroits, des zones s’étirent en bâillant et plongent profondément vers l’intérieur. Des îlots en résultent. Les courants se densifient, s’entremêlent et édifient de petits lacs de couleurs. Organes des sens. Chenal guidant de l’extérieur vers l’intérieur, conduisant du réseau vers le détail, du global vers le particulier. Ici, le flux d’informations est au plus condensé. La priorité dominante concerne les sens. Je vois un paysage. Impressions bigarrées. L’œil, membrane vibrante, n’aménage qu’une séparation très fine. Juste derrière, un autre lacis, une nouvelle toile de pistes et de carrefours portent un nom, mon nom.
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La paix des objets s’en trouve troublée. L’on se propose de les chercher là où la vigueur du désordre regorge de vitalité. Une toupie, comme celles qu’adoptent les enfants, garde toute sa verticalité lorsqu’elle toupille. Acquiesçant à une relation spécifique entre poids, taille et vitesse, l’axe persiste. Tout est en mouvement et tourne autour d’un invariant, d’un volume immuable. Les multiples positions cherchent un endroit évoquant la paix. En moi, je reconnais une stabilité au travers de la rotation.
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Les tableaux de Peter Stoffel émergent de ce lieu composé par une telle rotation. Ils dépeignent un motif apparemment trivial. Vue des Alpes. Scènes de paysages naturels, fidèles, éclairages suggérant une atmosphère appropriée et approuvée. Plate-forme avec vue, offrant hauteur, espace et impunité. Le panorama céleste du Seigneur. Les tableaux s’appuient sur une telle perspective auréolée du cliché. Là d’où l’on voit tout, l’on ne peut pas être visible. Le cliché s’avère un schéma bienvenu, car accusant la caricature, il introduit réflexion et espace ouvert à la critique. Fonctionnel et engagé solidement, c’est également lui qui permet une entrée dans

l’intime du paysage. Se retrouver au cœur du tableau requiert d’agréer une autre compréhension du paysage. Les normes usuelles se dissolvent, la vue dominante se transforme en une perspective très éloignée du cliché. Ce dernier ne contient plus le territoire et l’espace, et doit les affranchir.

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Au cœur du tableau, un lieu qui n’appartient à aucun se signale. Une vue inconnue, sans puissance apparente, nous attire à elle. Un tourbillon chancelant qui révèle tout et rien. Maelström. Le moulin de Hamlet. La porte au fond de la mer qui débouche sur l’enfer. Chute d’une vision qui se déployait depuis la plus haute cime et qui se retrouve au point zéro de la vue. Là où il ne reste plus aucune vision, tout se retrouvant en phase de devenir ou de finalisation, sans retour possible. Ajoutez à cela le son de ces masses mouvantes. Eboulis et roches. Lourdes résonances de basses issues des profondeurs. Pays lointain dans lequel le
« je » de la perception se manifeste quand même. La peinture de Peter Stoffel recouvre ce lieu également : ici, dans la chute qui entraîne avec elle la possibilité même de représentation, l’acoustique est introduite dans la matière – le chant des sommets subsiste dans un certain silence.
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Est-ce depuis leur intériorité que les tableaux émettent, alors qu’ils semblent tant énoncer leur extériorité? Peut-être. Des chuchotements issus d’un lieu invisible à l’œil nu émergent-ils de la profondeur des espaces et du corps du tableau? Ce qui s’impose surtout est le discernement de l’artiste : ses tableaux avouent une motivation échappant à tout contrôle. Elle aussi découle d’une impulsion d’énergies. Elle réforme jusqu’à sa représentation de lui-même et du monde. Elle ébranle toute sa personne. Il le sait et ses tableaux l’articulent. L’art se présente comme la fiction au travers de la réalité. La stabilité est un idéal et une abstraction. Ce qui est visible ne se découvre que lorsque l’on devine que l’invisible est dissimulé. La réalité est constituée de telles déviations et reste imperceptible à la vision. L’invisible se communique, mais demeure insaisissable. Une occasion d’élargir l’entendement au delà des sens, là où le visible et le non visible se croisent. De ces enchevêtrements sont engendrés les tableaux.
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Dans le multiple et l’entremêlé se localise une cache à secrets qui couvre le visible et laisse émerger l’invisible. Elle veille à l’oubli. Des plans recouverts par la neige. L’ère glaciaire. Là

errent les souvenirs, surtout ceux qui sont aisément effarouchés par toute présence. Ils correspondent avec de nombreuses voix : où est mon « je »? Pas ici, pas à cet endroit, pas maintenant, en ces temps.

Traduction Erika Scheidegger

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Echange de courriels entre Flavio Anselmetti, géologue, et Peter Stoffel I

Mercredi 12 novembre 2014, 09:45, Peter Stoffel écrit : Cher Monsieur Anselmetti,
Vous, Bernois, allez bientôt atterrir ...

Mercredi 12 novembre 2014, 10:05, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Monsieur Stoffel,
En effet, nous allons bientôt atterrir ! Et j’ai sorti mes capteurs et mes détecteurs pour me préparer à nos échanges.
Salutations
Flavio Anselmetti

Jeudi 13 novembre 2014, 20:29, Peter Stoffel écrit :
Cher Flavio,
Hier, pour la première fois, une machine conçue par l’homme a atterri sur une comète afin d’y effectuer des sondages. Un sondage de ce genre est-il comparable à ceux d’Alfred Wegener dans l’inlandsis groenlandais ? Le rapport (sur la Terre) entre les réserves de glace des régions arctiques, le charbon tropical et la tectonique des plaques est-il transposable, et pourra-t-on bientôt dessiner un nouveau triangle (cosmique), qui aura peut-être des jambes tordues ? Peter

Vendredi 14 novembre 2014, 16:52, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter,
La machine a atterri, en effet. Et même plusieurs fois, comme une balle de caoutchouc, malheureusement un peu dans l’obscurité. Aujourd’hui, la sonde Philae a creusé quelques centimètres dans le sol de la comète, mais on ne peut pas comparer ça aux recherches de Wegener dans les glaces du Groenland au début du XXe siècle. Wegener pouvait étudier, parcourir et sonder le Groenland et la Terre comme un tout, il avait pour ainsi dire toute la surface de la Terre à disposition. Ses méthodes de mesure et d’analyse étaient très rudimentaires. Au contraire, Philae est posée à un endroit et elle ne peut sonder que dans un rayon de quelques centimètres autour de son lieu d’atterrissage. Mais les méthodes sont incompa-rablement plus complexes, puisque l’on mesure les compositions chimiques, les isotopes, et les propriétés magnétiques, acoustiques et électriques de la comète.
La recherche doit toujours s’efforcer de tirer le meilleur parti des conditions dans lesquelles elle s’effectue. Wegener était une sorte de médecin généraliste, il avait une vision de l’ensemble du corps ! Philae est un ultraspécialiste qui sur un espace minuscule veut étudier les origines du système solaire (et peut-être même de la vie). Mais l’un et l’autre connaissent le même destin, quoique annoncé par des signes avant-coureurs différents : Wegener meurt en 1930 dans les glaces du Groenland, la sonde spatiale Philae mourra de chaud en 2015 après quelques mois passés sur la comète. Mais tous deux se seront dévoués pour faire progresser la science.

Vendredi 14 novembre 2014, 17:49, Peter Stoffel écrit :
Cher Flavio,
Je vois, la technique a évolué, de même que le point de vue. Mais ce qui m’intéresse, ce sont les relations, le pliage et le dépliage ; le sondage local dans

la profondeur puis sa transposition globale à l’espace, à la Terre ou à l’univers. Wegener me captive par la « simplicité » et la beauté du montage expérimental : l’inlandsis groenlandais, un grand réservoir dont il est possible de reconstituer l’histoire climatique et végétale en faisant un forage à travers les couches et en tombant ainsi sur du charbon tropical qui confirme une théorie sur la structure de la Terre.

Dans cette singulière mesure par forage, dans le dessin de points reliés pour former des lignes et des surfaces, je vois un rapport avec ma création. Peindre un tableau, c’est établir une carte, créer quelque chose d’imprévisible, une singularité. Et que l’on fasse ça maintenant sur une comète distante de 400 millions de kilomètres, dont on peut calculer la trajectoire, pour l’éternité, ce déploiement infini de chiffres dans l’espace, ce forage singulier dans une roche : il y a dans tout cela une beauté et une tendresse où s’unissent la science et la poésie.

Lundi 17 novembre 2014, 00:47, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter,
Je réponds normalement aux courriels dans les minutes qui suivent, mais cette correspondance avec toi me met à contribution, parce que tu ne cadres pas avec mon « schéma de prédation », je veux dire par là que tu t’engages dans des directions surprenantes et inattendues. Je découvre de nombreux points que nous avons en commun, par exemple la route de l’Argentine à l’Alpstein, des pampas au Fälensee : j’ai beaucoup travaillé en Patagonie et dans l’Alpstein, deux eldorados pour les géologues.
Tu évoques le lien entre la poésie et la science : c’est justement là l’exercice d’équilibrisme. D’un côté l’innocence d’un Robert Walser qui fait l’ascension de l’Alpstein ; de l’autre le géologue qui a déjà perdu ce qu’il y a d’innocence à regarder un paysage « seulement » de cette manière ! Dans le cerveau, le centre géologique ne se repose jamais : toutes les impressions visuelles sont immédiatement traitées géologiquement. Mais apparemment, c’est exactement ce que tu as fait comme enfant sur l’Alpstein : le plissement du Fälensee, il faut y arriver en marchant, il descend dans les abîmes, il faut combiner les périodes sur des millions d’années, de la mer du crétacé à la naissance des Alpes et aux âges glaciaires, et finalement la vase du Fälensee (dans laquelle nous avons fait des sondages), qui a conservé la mémoire de 228 crues survenues au cours des dix mille dernières années. Pourquoi je te dis tout cela : ton but, qui est de découvrir le paysage par le haut et par le bas, de combiner des points en lignes et en volumes, c’est aussi ce que je recherche. C’est précisément de cela qu’il s’agit, que ce soit sur la Terre ou sur la comète. Tu fais aussi un travail de géologue, ou plutôt de détective du paysage.
Il n’y a qu’une chose que je n’ai pas encore pu déceler chez toi : le temps ! Car tout ce que tu rassembles et rends visible est en réalité transitoire, les processus géologiques se poursuivent, la surface terrestre actuelle est un « événement fortuit », elle n’est que l’image tridimensionnelle d’un processus quadridimensionnel. Mais je vais me rendre à Soleure cette semaine pour regarder quelques-unes de tes œuvres qui sont déjà au dépôt. Je suis impatient de savoir si je trouverai là, quelque part, le temps.
Cordiales salutations du Simmental, Flavio

II
Lundi 17 novembre 2014, 14:50, Peter Stoffel écrit :

Cher Flavio,
Ce week-end, je suis allé faire de la randonnée dans l’Emmental, sur le Napf. Montée par temps de pluie et dans le brouillard, descente sous le soleil et la neige dimanche. C’était très beau. Toute cette région est incroyablement sillonnée de rides : est-ce dû à la mauvaise qualité des conglomérats ? Le pays d’Appenzell a des formes beaucoup plus arrondies.
Je dirais que le temps est présent dans mes travaux, en tant que mouvement potentiel à l’état d’équilibre. Ils sont donc déjà l’impression bidimensionnelle de l’image tridimensionnelle d’un processus quadridimensionnel. La peinture est un arrêt, un figement du temps. Et le temps n’existe pas ; en peinture comme en musique, quand on improvise, on essaie toujours d’être dans le présent, ce qui n’est pas facile – en fait impossible et malgré tout logique. Le temps et le mouvement se déroulent seulement dans notre tête. Quand Albert Wegener, en sondant à Eismitte, tombe sur du bois tropical, ce qui se présente à lui, c’est cette carotte en trois dimensions. Le temps n’est pas visible, il n’arrive que par la réunion des points, des lignes et des surfaces, et il en va de même dans ma peinture. On ne voit que des couleurs sur une surface, mais on se dit qu’il doit y avoir quelque chose en dessous, qu’il se cache là du mouvement, de la tension, des convulsions, que l’explosion et l’implosion s’équilibrent. Malgré l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre, malgré tous les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, malgré les comètes, les météorites et les cataclysmes, un équilibre s’est établi dans ce repli de l’univers où la vie a pu se nicher, ce qui est aussi une chose très étonnante.

Mercredi 19 novembre 2014, 09:39, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter, tu es allé sur le Napf, magnifique. Je suis monté plusieurs fois sur le sommet. L’escarpement est impressionnant. Il y a bien sûr une explication géologique : durant la dernière glaciation, il y a vingt mille ans, les grands glaciers ont pour ainsi dire épargné le Napf et n’ont fait que couler tout autour. C’est tout le contraire en Appenzell, comme tu l’as observé toi-même, où le relief est beaucoup plus doux. Les masses de glace ont émoussé la surface, l’ont érodée, adoucie, alors que les sillons et les arêtes du Napf n’ont pas subi ce traitement. Tu vois, notre regard est à nouveau quadridimensionnel et nous réunissons l’espace et le temps !

Samedi 22 novembre 2014, 00:47, Flavio Anselmetti écrit :
Je rentre d’un voyage à travers la Suisse, qui m’a amené entre autres au Musée des beaux-arts de Soleure, où j’ai pu regarder quelques-unes de tes œuvres. J’ai eu presque le sentiment d’arriver chez moi, car je connaissais déjà les œuvres par les images dans ton dossier. Mais il n’y a pas d’échelle dans le dossier, et j’ai été fasciné en découvrant, soit des « miniatures », soit des « toiles XL ». J’ai réalisé, une fois de plus, que tu travailles de manière fractale. Ce que l’on voit en grand ressurgit en petit. Ma déformation professionnelle de géologue ne me laisse jamais de répit, et j’ai vu dans certaines de ces œuvres des photographies au microscope d’une roche dans des dimensions inférieures au millimètre, puis j’ai eu le sentiment de regarder tes tableaux dans un vaisseau spatial survolant la Terre. C’est cet élément fractal qui revient toujours chez toi, et c’est exactement de cette manière que nous voyons les processus géologiques qui se déroulent sur toutes les échelles spatiales et temporelles. J’ai effectivement trouvé le temps (la quatrième dimension) dans tes œuvres : dans ces triangulations qui abstraient la surface et le fond, qui selon la partie du tableau (ou disons selon l’espace) grandissent ou rapetissent en un flux dynamique, révélant ainsi le processus. Dans mon cerveau « géodéformé », c’est surtout devant les trois miniatures « verdâtres » que la sonnette a retenti : j’ai vu l’Alpstein, les plis raides, les sédiments

calcaires mis à la verticale et devant les hautes chaînes de montagnes le relief sillonné des conglomérats du pays d’Appenzell, tout cela sans horizon, mais reconnaissable à l’évidence devant mes yeux. Que cela soit conscient ou non, je l’ignore ; peut-être l’Alpstein est-il si profondément enraciné en toi que tu arrives toujours à transposer ces racines dans le pinceau.

Lundi 24 novembre 2014, 20:33, Peter Stoffel écrit :
On pourrait donc dire qu’une carte géologique est aussi une carte météorologique, mais « au ralenti » ? Pression, équilibre des pressions, courants planétaires, compensations, turbulences, mais malgré tout en équilibre comme une toupie qui en tournant rend notre vie possible. Il y a deux cents ans, nous avons compris le fonctionnement de la croûte terrestre. Arriverons-nous un jour à comprendre le temps atmosphérique comme nous comprenons les roches ? Est- ce un problème mathématique ? Je suis convaincu que la nature a beaucoup de choses à nous apprendre. Prenons les fractales par exemple, qui unissent l’élégance mathématique à la beauté visuelle et qui sont manifestement le fondement même de la nature. Je crois que si j’aime tant les cartes géologiques, c’est parce qu’elles associent la « beauté » à la « vérité », parce qu’elles sont abstraites et montrent des choses invisibles, mais sont quand même un reflet et une interprétation du monde visible. Je voudrais peindre et dessiner un atlas pour superposer toutes les images et en faire un livre épais. Transformé en ver, je m’y promènerais verticalement, horizontalement et diagonalement, et en perforant les pages je me ferais mon chemin à travers les différentes échelles et les différents points de vue.

Mardi 25 novembre 2014, 21:30, Flavio Anselmetti écrit :
Peter, tu as vu assez juste avec ta métaphore du ver bibliophage qui se fraie un passage à l’intérieur de l’« atlas mondial » : nous ne cessons de faire des sondages à travers les pages de cet atlas pour en reconstituer l’histoire. L’analogie que tu établis entre la beauté et la vérité est séduisante, mais la géologie n’est pas une science exacte, et tes tableaux ne peuvent donc pas non plus représenter exactement la vérité : nous ne faisons que réunir des indices afin de nous approcher de la vérité, mais ce ne seront jamais que des indices et des interprétations. Tes triangulations abstraient la Terre (ou les corps cosmiques), les personnes qui regardent tes tableaux ont une marge d’appréciation, et nous faisons de même en interprétant les données que nous avons recueillies : malgré notre sentiment d’avoir découvert la vérité, ce ne sera jamais qu’un pas, qui va peut-être même dans la mauvaise direction, qui sait ? Nicolas Sténon, le « père fondateur » de la stratigraphie, a été le premier, en 1669, à interpréter des dents de requins fossilisées, qu’il avait trouvées en Angleterre, comme l’indice d’anciens fonds marins et à définir le « bas » comme étant ancien et le « haut » comme récent. Et quelques années plus tard, peut-être par désillusion, il est devenu prêtre catholique, puis évêque. Notre travail n’est pas à voie unique, on ne devrait pas, comme Sténon, se laisser restreindre par les revers. Pour pénétrer dans la Terre, que ce soit par des sondages ou par tes œuvres, on peut emprunter divers chemins, qui tous, d’une manière ou d’une autre, descendent toujours plus profondément et explorent toujours davantage, mais tous ces chemins conservent une coloration personnelle, qui est celle de l’auteur (c’est-à- dire du géologue ou de l’artiste) ou celle du spectateur.

III

Mardi 9 décembre 2014, 09:45, Peter Stoffel écrit : Cher Flavio,

En peinture, c’est comme en géologie, l’essentiel n’est pas à la surface, mais on ne voit que la surface. Cependant, une surface peut être tellement complexe que l’on ne se défait pas du sentiment qu’il doit y avoir quelque chose en dessous. De l’énergie, des idées, de l’amour ... je ne sais pas. Je voudrais pouvoir regarder les montagnes par en dessous. Dans la géographie artistique, mes tableaux sont une région isolée, perdue, ni géométrique, ni abstraite, ni figure, ni paysage. Ils sont en marge des chemins battus. Est-ce que ce sont des montagnes, sommes-nous sur la mer, et ce qui envahit l’image, est-ce une tempête de neige, un virus, une prolifération de champignons, ou la première mousse sur du granit ? Du solide au liquide et au gaz, du big-bang au brouillard et au cristal, au paysage cultivé formé par l’érosion, et à l’autoportrait en tête de pierre grecque. Des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, des mouvements et des déformations : tout ce que la nature peut faire pour se détendre, on le voit sur mes tableaux. Mais ce ne sont pas des révolutions ni des catastrophes. C’est le résultat du lent mouvement des plaques tectoniques qui bougent dans les profondeurs sous nos pieds. La nature offre à l’histoire une image de la pierre et de l’être. Constante, sans agitation, ni moderne ni surannée, flottant sur un feu ardent.

Dans mes tableaux, j’essaie d’associer reproduction en image et abstraction, science et poésie, surface et structure profonde, local et global, c’est pour moi le passage du Nord-Ouest. On passe du pli originel au déploiement multiple. Le pli est la forme la plus naturelle, la plus importante, parce que c’est dans le premier pli que se forme la vie et c’est dans le dernier pli que nous nous retirons. Entre les deux, nous nous plions et déplions. Tout n’est que pli, je pétris la pâte à pain, je plie le papier, la croûte terrestre en flottement fait s’élever les montagnes par plissement, les chiffres conquièrent l’espace. En géologie, les plis sont brisés, éclatés. Comme pour un puzzle, on essaie de reconstituer les plis. Quand je dis que je pense en montagnes et que le paysage m’a organisé, je crois que ce sont surtout les plis : ce dessin que la Terre écrit et trace sur elle-même. Ce qu’il nous est donné de voir, ce sont les plis, les pages dans le livre de la géographie. L’érosion fait apparaître les plis, ils forment ensemble une horloge (c’est ici qu’intervient le temps) et ils nous révèlent une mémoire (le temps, encore une fois) dans laquelle nous progressons par forage.

Mercredi 10 décembre 2014, 11:55, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter, ce que tu écris, « ... je pense en montagnes, le paysage m’a organisé ... », c’est une très belle déclaration qui oppose la grandeur de la structure géologique de notre planète à la relative « petitesse » de notre existence. Les plis (on pourrait aussi dire la structure générale de la Terre) sont l’expression de processus que nous voulons comprendre. On peut aussi décrire cette structure comme une « multiPLIcité », et plus nous creusons, érodons ou sondons acoustiquement, plus les choses qui s’ouvrent à notre connaissance sont profondes et anciennes. Comme enfant, je faisais souvent des puzzles et j’ai appris ainsi à assembler des éléments en un tout qui à la fin a un sens. Mais à la différence du puzzle, la structure de la Terre a toujours une masse de questions non résolues en réserve, dans des domaines où la « solution » dépend fortement de l’interprétation. Exactement comme pour tes tableaux. Nous ne faisons donc que nous approcher des véritables rapports entre les choses. La Terre ne se révèle que par fines tranches et se rit peut-être des efforts que nous faisons pour la comprendre. Ici, je me pose une question : est-ce que tu attends quelque chose de la personne qui regarde des tableaux ? Est-elle libre de faire ses propres interprétations, ou préférerais-tu que l’on reconnaisse tes reconstitutions, tes triangulations et tes replis cartographiques exactement tels que tu les as imaginés et conçus ?
J’étais hier à Thoune, où j’ai présenté une conférence sur la topographie du fond

du lac de Thoune. Nous avons un appareil de mesure qui nous permet d’obtenir une modélisation très détaillée des profondeurs du lac, c’est-à-dire de le regarder comme s’il n’y avait pas d’eau. Le lac comme personne ne l’a encore jamais vu ! Meilleures salutations

Flavio

Vendredi 12 décembre 2014, 09:11, Peter Stoffel écrit :
Cher Flavio, vouloir regarder un lac vidé, c’est quelque chose que je peux aisément comprendre. Moi, j’aimerais bien regarder les montagnes par en dessous. À quoi cela peut-il bien ressembler ? À un monde souterrain redressé ? Les plis que l’on voit à la surface, comment sont-ils en profondeur : brisés, déplacés, tombés par glissement, ou encore intacts ? Quelle est la profondeur des montagnes, est-ce qu’il y a un équilibre entre le bas et le haut, comme sur un iceberg ? Les montagnes, d’une certaine manière, flottent aussi sur le magma terrestre ...

Mercredi 17 décembre 2014, 17:59, Flavio Anselmetti écrit :
Naturellement, les plis et les structures descendent dans le substrat, mais bien souvent, ce n’est pas si facile à reconstituer. Au Säntis, cela va jusqu’à une certaine profondeur, puis les couches se replient et remontent. Pour une exploration à grande profondeur, il nous faut des ondes sismiques artificielles qui pénètrent dans la roche et peuvent nous donner une image de la profondeur. Il est important de réfréner notre imagination et de donner des pronostics fondés sur des observations mesurables. Lorsque nous parlons de « géofantasme », c’est en réalité un terme injurieux, puisque nous quittons là les voies de la science pour nous laisser aller sur un terrain glissant. Je crois que dans l’art ou dans la peinture, on se fait une idée positive de la fantaisie ou de l’imagination, et c’est bien ainsi. Non que la géologie n’ait pas besoin d’imagination, bien au contraire, mais la science recherche finalement les « véritables » rapports entre les choses, ce qui est une entreprise presque impossible. Mais on a le droit de tendre vers la vérité, vers l’absolu, que ce soit dans la science ou dans les arts, et là aussi nous sommes probablement plus proches les uns des autres que l’on pourrait le croire.

IV

Samedi 20 décembre 2014, 13:22, Peter Stoffel écrit :
Cher Flavio,
Mes nouveaux travaux s’approchent du passage du Nord-Ouest, cet immense voyage reliant l’océan Atlantique au Pacifique par les parages glacés du Grand Nord américain. Ce passage illustre pour moi la complexité des liaisons et des relations entre l’espace, le temps, la couleur et la forme. La traversée est difficile, les voies étant parfois dégagées, parfois obstruées. On contourne la banquise, des icebergs et des glaces à la dérive, on se faufile à travers de petits golfes et des bassins peu profonds, passe par des chenaux étroits et des détroits resserrés. La carte s’étrangle, la théorie de la tectonique des plaques s’amenuise, la terre, l’air et l’eau fusionnent. Le solide, le liquide et la brume floconneuse se confondent. Peux-tu, à propos de mes tableaux, me dire deux ou trois choses sur les états d’agrégation ? La géologie est aussi solidification et liquéfaction en permanence, il en résulte des gaz, du refroidissement, de la pression et de la détente.

Mardi 23 décembre 2014, 00:57, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter, le passage du Nord-Ouest : longtemps cherché par les navigateurs, trouvé quelquefois et maintenant plus franchissable que jamais à cause de la

fonte des glaces provoquée par le changement climatique. Mais tout est en mouvement, encore que pour nous, les mouvements de plaques tectoniques soient négligeables. À notre échelle temporelle, ce sont les processus superficiels qui sont décisifs : la vase est-elle en train de combler un passage déjà peu profond ? Le delta de tel fleuve s’agrandit-il ? Les glaces obstruent-elles ma route ? L’interaction de la glace, de l’eau et de la terre suit des variations rythmiques, la musique est déterminée par diverses fréquences : le cours du jour, les saisons, les cycles solaires, le courant El Niño, l’oscillation arctique, les cycles astronomiques de Milanković. Tous ces facteurs modifient les états d’agrégation et rien n’est stable. Cette instabilité, qui varie dans l’espace et dans le temps, je la remarque tout de suite dans tes tableaux Ohne Titel (Ten Thousand Years Later I) ou Géologie mentale, les couleurs et les formes s’interpénètrent comme dans une roche préparée en lame mince, où les éléments, les minéraux apparaissent exactement dans les couleurs qui sont les tiennes. La Géologie mentale situe la déformation dans des zones où il y a du mouvement, comme dans la nature. Quand le magma, par exemple, monte dans la terre, les gaz sous pression sont encore dissous, mais près de la surface, les roches en fusion les libèrent, elles écument pour ainsi dire, l’état d’agrégation se modifie, et il se produit une éruption. C’est très précisément ce que j’ai vu dans ton dossier d’images : sur la même page, on voit à gauche Ohne Titel (Ten Thousand Years Later III), tout est encore liquide, dense, sous pression ; puis l’explosion, à droite, dans Ohne Titel (Snow Crash I), les gaz et les roches se sont séparés, la cendre est propulsée en l’air par les gaz qui ont provoqué l’explosion. La surface géologique peut se transformer continuellement (de manière uniforme) ou par cataclysme : la stabilité côtoie la fragilité ! Dans les débuts de la géologie, d’ailleurs, les savants se disputaient âprement sur la question. Mais l’un et l’autre se produisent, et dans toutes les dimensions. Horizontalement, il y a des poussées et des tiraillements, que ce soit dans la glace ou dans la terre. Verticalement, cela s’empile, mais Sisyphe aplanit les montagnes qui se soulèvent. Mais plus on érode, plus le soulèvement est fort ! Le Säntis est donc aussi profond que haut, nous pouvons continuer à éroder quelques millions d’années, comme la montagne flotte en fait dans des couches plus profondes, elle ne cesse de s’élever et ce n’est pas de si tôt que nous la verrons disparaître. Les phases solides et liquides changent, que ce soient dans les Alpes ou dans le passage du Nord-Ouest. Pour moi, l’élément dominant sur tes tableaux, c’est le mouvement, mais cette qualité me tranquillise, car tant que les choses changent, nous ne restons pas bloqués, ni dans les glaces du passage, ni dans le soulèvement du Säntis.
Flavio

Mardi 23 décembre 2014, 17:09, Peter Stoffel écrit :
Cher Flavio,
L’oscillation arctique et les cycles astronomiques de Milanković, c’est merveilleux, comme une musique nouvelle ! Les cycles de Milanković sont un bon exemple du grand équilibre dont nous avons souvent parlé. Une quantité de mouvements indépendants les uns des autres produisent ensemble un équilibre global qui seul rend la vie possible. Au total, ces chevauchements de cycles assurent un système permanent que le déplacement ou même la disparition d’un seul ne suffisent pas à détruire. Sur mes grands formats, les paysages sont une étoffe plissée, une peau, un tapis rapiécé. Parmi ma parenté, il y a des paysans de montagne en Valais, et par eux j’ai découvert très tôt comment le paysage se divise infiniment par succession. On voit des champs, des pâturages et des jardins minuscules, héritages d’héritages, des tapis rapiécés. Le local est cousu au global, cela peut se déplacer de famille en famille, de génération en

génération. Là où tout se rapproche, une carte se forme, un paysage qui, lorsque l’on prend du recul, que l’on plane sur un télésiège, que l’on se tient sur un sommet éloigné, donne une image. On reconnaît une théorie générale des relations, sans point qui comme focale (point fixe) assure la cohésion de la construction (image). Ce tapis rapiécé me permet de produire le grand équilibre à travers mille petits mouvements. Si un mouvement s’éteint, si une couleur ou une forme change, l’image reste globalement stable. Je suppose qu’en science, vous travaillez de manière similaire, pour que, par ces tapis rapiécés, des liens, des contextures et de nouvelles connaissances puissent s’étendre à tous les autres domaines sans qu’une défaillance ou une erreur ne mette en péril l’ensemble de la structure ?

La géologie me donne une manière de voir qui m’explique en images autant mon propre travail que l’histoire collective. Je conçois ma peinture comme une production de matière, de roche, de glacier, de plis. Le sens de cette matière ne peut se révéler qu’après coup.

La matière se dépose en sédiments, se pétrifie et sert de fondement à une nouvelle matière. Est-ce que tu vois aussi de la géologie partout, ou « seulement » dans le paysage ?

Vendredi 26 décembre 2014, 11:37, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter, tu as vraiment une approche globale, et tu vois des notions géologiques partout, peut-être même plus que moi. On me reproche souvent ma déformation professionnelle, parce que je vois de la géologie non seulement, et de loin pas, dans le paysage, mais presque partout. Pour faire ici un raisonnement circulaire géologie-art-géologie : au Musée de Soleure, les processus géologiques m’ont tout de suite sauté aux yeux. J’ai vu d’emblée l’Alpstein, aucun doute à ce sujet, les plissements, les surfaces, les lacs, le grand lac à l’horizon, le tout relié en un réseau dynamique à la profondeur et au mouvement géologique. Et immédiatement est venu s’ajouter le jeu avec le temps, des processus superficiels dans le schéma diurne, les saisons, puis les périodes longues jusqu’aux millions d’années de l’orogenèse alpine et de la formation du calcaire. La combinaison de ces échelles temporelles produit une musique à diverses hauteurs et profondeurs, un grand orchestre tantôt bruyant, tantôt plus doux, plusieurs voix se fondent dans l’ensemble « Terre-Mère ».

V

Mercredi 7 janvier 2015, 10:04, Peter Stoffel écrit :
Mes formats sont extrêmes : je peins sur le chevalet de tout petits tableaux, A4, au maximum A3, ou alors au mur des tableaux immenses de deux à trois sur quatre à six mètres. L’entre-deux, malgré une forte motivation de galeriste, ne m’a jamais réussi, et les essais ont tous fini à la poubelle. Je crois que c’est un problème de corps : je peux bien peindre avec un mouvement du poignet ou de l’épaule, mais pas du coude. Le tableau doit être petit, plus petit que la tête, ou au contraire très grand, plus grand que mon corps – une tête et un lit pour rêver. Y a-t-il en géologie et en cartographie des échelles plus appropriées que d’autres, ou est-ce toujours pareil, comme pour les fractales ?

Mercredi 7 janvier 2015, 13:11, Flavio Anselmetti écrit :
Cher Peter,
Cette absence de formats moyens, je trouve cela intéressant. Pas de demi- mesures, tu vas dans les extrêmes ! En géologie, nous sommes en fait peu dépendants de l’échelle, et de même que dans le temps, nous pouvons passer de la fraction de seconde aux milliards d’années, de même dans l’espace nous

travaillons avec des ordres de grandeur qui vont de l’atome à la galaxie. Mais il y a quelque chose de passionnant : pour visualiser les choses, je dois souvent déformer les figures, généralement en exagérant la hauteur. C’est le seul moyen de rendre visibles des structures géologiques qui peuvent aisément s’étendre horizontalement sur plusieurs kilomètres, mais n’avoir que quelques mètres de hauteur. Imagine-toi le fond du lac de Constance, les dix mille dernières années tiennent dans les dix derniers mètres en hauteur ; si l’on dessine cette accumulation de vase à l’échelle exacte, ce n’est plus qu’un trait. Je dois la dilater verticalement, en l’exagérant peut-être cent fois pour qu’elle devienne visible. C’est alors que je peux voir comment elle évolue d’est en ouest, comment vont et viennent les différentes sources de sédimentation des rivières et des ruisseaux, et s’il y a des anomalies quelque part. Nous avons une optique un peu déformée qui est nécessaire pour voir le monde.

Flavio
Traduction Laurent Auberson

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Tirdad Zolghadr Rock Paper Scissors

Arolla
During a rather tense conversation in Arolla, a village with vertiginous alpine views, the kind some people call “majestic” or “august” or “straight out of a Stoffel”, the artist demanded a text on stone. Peter Stoffel and I were frequenting the highest camping ground in Europe, grilling Schublig sausages which, he assured me, he’d manufactured himself. Since I consider myself a vegan, more or less, and a man who likes his pitch-perfect, lukewarm shower in the morning, I’m not quite sure what I was doing there. I remember the august majesty of the surroundings contrasting weirdly with the soundtrack of Stoffel’s soliloquy, and the smoky, spicy taste of porky beef in my mouth. Last time I was serenaded by an artist, it was over cucumber martinis and honey-roasted almonds at the Four Seasons. You can say I’ve come a long way. What made the whole thing all the more trying is that I really don’t like painters very much. Painters are forever suspecting you of not liking painting, or not quite liking it enough, or, God forbid, liking the wrong kind of painting. Not only does it usually turn out that I like the wrong kind of painting, I cannot stand people who fret over what they like to begin with. Opinions are wildly overrated.
But as someone once said, being an artist is about making people do what you want them to do. And Stoffel is one of the better artists out there. So here I was, a vegan Warmduscher with a taste for John Armleder’s pour paintings from the early nineties, grilling Schublig in Arolla. The only saving grace, incidentally, was the stone thing. Stoffel’s insistence on rocks and boulders was weirdly reminiscent of the type of stuff I prefer to explore as a writer or curator. The stifling monogamies of institution, heritage, political ideology, theoretical patterns, aesthetic yardsticks and so on. Indeed, Stoffel, for his part, is an artist very much invested in structures. To the point where he will gladly build the required structures himself, from scratch if necessary, should he find them to be lacking around him. In other words, the fascination of stifling intellectual monogamies is not lost on him. If he weren’t a painter, we might even be friends.

Stone
So now the artist has declared that, when it comes to my catalogue contribution, the placeholder or body double for his oeuvre is to be a stone. He wanna rock. Literally. When it comes to the Stoffel cosmos at large, natural metaphors are many in number, but they rarely include stone. You have water, crystals, wind, ice, glaciers, valleys, even sausages and mountaintops, all rich in texture, symbolism, genealogy, lyrical connotation. A stone, meanwhile, suggests a forbidding degree zero of interpretative play. A stone is pretty much a stone, whichever way you look at it, smell it, throw it, chew it. Not exactly a polemical evergreen, like “abstraction” or “Palestine”, which can hurl you back and forth through intellectual history like some screaming pinball.
Given this logophobic, macho disposition, it’s surprising that a text should be necessary in the first place. Why, indeed, is there text in this book. Why that whole power lunch in Arolla. Why try and compete with the majestic hush of stone, and embarrass yourself with the pitter-patter of artspeak. Stoffel, however, likes to say that those who speak the least are always the ones with the highest opinions of themselves. Silence can make a weighty impression at first, and first impressions cut deep. But they do not cut deepest necessarily. Not within the proto-alpine time scales we’re talking here. When it comes to the stonescapes of a Stoffel, it’s the long haul, the second and third and fourth impression, or the thousandth, that counts.

Well, you might wonder, how is an essay to live up to these high expectations? Voilà la question qui tue. These days, a text has to work pretty hard to find good reasons to be invited to the dinner party.

Scissors
Maybe it’s time to address that famous troika in the title of this essay. Not quite as famous as other trinities, Christian, Hegelian or otherwise, but prominent enough, and a very helpful triad here. We’ve already established that the stone is to be metaphor-in-chief. The master trope, the content, the work, the burning heliocentric heart around which we shall be turning.
As for paper, one might associate it with language, text, criticism, thus with this very essay in itself. But text rarely comes as print on paper nowadays. In point of fact, to writers of my generation, who came of age at the peak of poststructuralism, language is chiefly a matter of cutting, framing, interrupting, de- and re-categorizing. This, after all, is what language has been doing to art for a very long time, sometimes to wonderful effect, sometimes less so. Whether any of this changes when the work is petrified, so to speak, remains to be seen. (In principle, we all know scissors are helpless in the face of stone.)
If we leave the scissors to the writer, then the artist is stuck with paper. And the funny thing is: in real life, if you wrap paper around a stone, it’s the stone that calls the shots. It’s the stone that allows the paper to fly, far and wide, even to shatter windows and split heads if necessary. And yet the paper artist will still triumph over the stony oeuvre, no matter how weighty. Consider that if the paper artist were to wrap himself around a cucumber Martini, say, or a Schublig, the result would be rather unpredictable. Even if a stone, by contrast, is an airborne, powerful missile, the artist, precisely as he merges with the stone’s shape, dissimulates it and hides it completely from view, thereby taking any credit for himself alone. By becoming one with the stone, the artist loses in autonomy what he gains in traction, scope and prominence. In sum, if the artist trumps the work, and the work trumps the writer, then it’s only the scissor of a writer that can cut the artist down to size.

Paper
In order to snip away at the artist, we first need to peel him off that stone. Alas, after centuries of clinging, it is, at this stage, quite a tedious and gummy affair. You can peel off a sliver of artist, but another tidbit will stick to the stone like glue. The more of the stone we see, however, the more we realise that it’s more than we’ve suspected. The reputation of the broody, strong, silent type only refers to the specifically catachrestic quality of stone. (A catachresis is a metaphor that passes for pure language; compare “the foot of the mountain” or “a broken heart”, where the metaphorical roles of “foot” and “heart” go unnoticed.) It’s the very suggestion of literal, extra-linguistic, non-negotiable umph that is the metaphorical quality here. So although stones do dissolve into language just like anything else under the sun, it’s the distinctive, hermeneutic thump, the sound of stone as it whacks you on the cranium, that is interesting here. To proclaim the stone a topographic primus inter pares is a gesture that creates a distinctive atmosphere in the room. Not a hostile one necessarily, but perhaps a bit like inviting a vegan Warmduscher to a Schublig in Arolla.
The etymological root, the kernel of our kernel, is equally helpful. “Stone” stems from the Sanskrit, where styayate is “to curdle” or “to harden”. One is struck, however, by the insistence of etymonline.com that “stone in the sense of ‘testicle’ is from late Old English”. Should you look up “Peter”, you’re informed that, beyond the many semantic entanglements with stone, “Peter as slang for ‘penis’ is attested from 1902”. Judging by the artist persona in question – big, hairy, hefty, loud, broad-shouldered, strong-armed, thick-skinned and thick-headed – we see that stone and paper have merged even more thoroughly than anyone might have suspected. You might argue, of course, that things are rarely as monolithic as that, and you can easily point to the undeniable diversity among Stoffel’s work. Some is insistently austere, some

loudly kaleidoscopic. Some is made with felt-tip pens, some with Polaroids. Some suggests big broad tennis forehand volleys across gargantuan wall-to-wall surfaces, some relies on patient trembles of a wrist within a miniature scaffold. The references, meanwhile, range from canonical mathematicians to the postimpressionist avantgarde, from folkloric medleys to agricultural techniques, from mountain geology to fictional seasides. And that’s only the paintings. Much of Stoffel’s work – sculptural, architectural, infrastructural, procedural in character – is not painterly at all.

But a common ground, a signature style, is palpable. A Stoffel show is an arena of overbearing meticulousness, of manufactural skill, of patient studio stamina and proud self-discipline, of that classic oscillation between sweeping vertigo and arcane detail, kinetic panorama and brushstroke staccato. A place where the chromatic tapestries of crystalline valleys and frosty peaks evoke a dash of faux-naïve, patriotic flavour. Not in terms of flags a-waving. But in terms of being sehr teutonisch. You have the Swiss-German vernacular, you have the geographic leitmotifs, you have the metaphysical romanticism of landscape, you even have that self- deprecating, Kippenbergian mannishness, that gentle machismo of earthy humour and industrious wanderlust.

Though Stoffel has long been based by the Lac Leman, his relationship to the conceptual ironies of peinture contemporaine à la genevoise remains polemical and complex. To be clear, I’m not suggesting Stoffel is residing in Genevan exile, like some kind of Lenin. The adventurism of his landscapes does not stem from a rootless bohemianism, a wandering troubadour type thing. On the contrary. As mentioned above, Stoffel is a practitioner invested in structures, and the visual content of the work – layered, composite and tectonic – is only one of the multiple levels at stake.

Over the last two decades, we’ve seen Stoffel build one structural assemblage after another: from an underground exhibition space to a mountaintop biennale, from a housing cooperative to an artist bar, from a referral agency for immigrant labour to a sausage factory. Sometimes in collaboration with myself or his wife or with shifty, unreliable individuals with francophone accents. All of which betrays a preoccupation with infrastructural usefulness as well as the formal-architectural erotica of scale and solidity, balance and symmetry.

In the current, nervous context of online ephemera, poor pixelations and instantaneous circulation, the durability of structures in stone, or stones on canvas, rings true. It feels genuine and soothing. Such, indeed, is the epistemic thump of the leitmotif in question. And it brings me to a second thing a text can do, aside from bullying the artist. A text can allow for a testimony, however twirling or tedious, that addresses subsequent generations of viewers. In other words, aside from being a smug liability, snipping away at artist and oeuvre, the text can strive to be a bedrock, a reliability in its own right. Solo shows come and go, but catalogues reside deep in the cold, dark bowels of climate-controlled, expensively guarded institutions. Down here, the Hausgeist is a geological, archival, post-human kind of creature. The day when our own existing environment has evaporated, it’s the text, with all its frames and names and de- and re-categorizations, that will add context, traction, meat to the bone, weight to the stone.

Coda: Waterways
It’s always polite, if not always very interesting necessarily, to grant the artist the last word. In this case, I believe you’ll all be reassured by what he has to say. The following stems from the said conversation in Arolla, much of which I am reconstructing from painful, hazy memory.
Why painting?
Painting is an array of byzantine connections between time, space, colour and form, a search for a pathway between two embittered families, the figurative and the abstract, two old clans that have long stopped talking to each other. I embark on this journey in the hope of reaching my own personal Pacific, and it is an abstruse, weird journey, to say the least, beset with

icebergs, floating debris, tight tight waterways, patchy maps, inadequate theories, confusing patterns that force you to turn back in the midst of thick fog, again and again. And suddenly these bursts of light appear from above, only to make everything vanish in a flashing bright moment of utter blindness, and suddenly you’re clueless for days, weeks, months on end. Do I forge ahead, you ask, or save my energy for better days?

Do you drink when you paint?
Never. And I need a steady rhythm of 9 am to 5 pm. People set their watches when they see me on my way to the studio.
So you are a geek in Kippenbergian clothing. A closet disciplinarian. Maybe. Or a shepherd of rational thought, rather. From among my flock, very few sheep will survive the glaciers and craters, the waterfalls and windstorms. But those who do, well, they are changed beyond recognition forever.

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Tirdad Zolghadr

Mimesis

To be published in Peter Stoffel’s Scenes from Everyland. Edition Fink, Verlag für Zeitgenössische Kunst, Zürich, 2008.

Scenes from Everyland, a book Peter Stoffel discovered on the Geneva flea market with the images carefully removed, has altered his trajectory in ways that would be hard to underestimate. The book, complete with its textual understatements and ocular blind spots, introduced such a plethora of questions regarding the apparent primacy of text over image, but also regarding the text as image, not to mention the image as text, or, as some would like to put it, the oblique scenographies of visual abstraction, that his work was irretrievably changed. And although I know it is problematic to return to matters of artistic intent, to the persona of the artist guiding the reception, but in Stoffel’s case, I do happen to know it was the question of insight as blindness that was at stake here, as some of Stoffel’s most beloved deconstructivist writers would have put it: the inherent blindness that occurs precisely at the moment of enlightenment. The mind of the cognitive viewer not elevated but, much rather, blinded by the flash of his own perception.

Deconstructivists are no longer as present on the scene as used to be, reappearing only every now and then in sentimental moments, in a “whatever happened to Andrew Ridgeley” sort of way, but those who know Stoffel’s early work will see why this is pertinent. The movement’s contributions were and still are significiant, particularly to those who consider questions of illustration, elucidation, exemplification in terms markedly political. Not only in relation to the epistemic underpinnings of military conquests and courageous cultural

explorations, and other Euro-American pastimes 2007, but also along art-reflexive premises. In terms of, say, artists’ relationships with their critics and curators, whose agenda ultimately consists in concocting the appropriate measure of opacity and transparency with respect to the work. Embedding and justifying, contextualizing and specifying the artistic specimen like a pygmy neck brace, or a rare tropical butterfly.

The celebrated zoologist Bernard Grzimek once pointed out that in order to protect something, you needed to show it. Whether the object was the pygmy neck brace, the rare tropical butterfly or the artist as rare pygmy butterfly, it is the scenography of relevance that is necessary, followed by the careful construction of an enduring environment that the object in question can call home, which is where the complications commence, where the textual blind spots and ocular understatements come in. Grzimek’s dilemma (as explained by the artist Natascha Sadr Haghighian), unfolded when he founded his famous Frankfurt zoo. To house his animals adequately, Grzimek constructed enormous containers of thick, natural foliage replicating the animal’s homegrown environment. Which of course rendered the animals less visible, at times downright invisible if truth be told. Nowhere else are prevailing regimes of spectacle, exploitation, adventurism, latency and exposure as beautifully crystallized as in Gzimek’s zoo. Whatever happened to Andrew Ridgeley, the honest citizens of Frankfurt would angrily scream at the cages, their 15 Euro tickets clenched tightly in their hands.

All of which renders Frankfurt highly useful to think about intimidating issues such as military conquests and courageous cultural explorations . Much ink, deconstructivist and other, has been spilled over discussions of the thrust of channeled visibility and the colonial gaze which endure to this day. Indeed, the collusion of various factors

has made the 21st century– where the main prize in the Great Game is to make the Near East fit for free trade as we know it - particularly scopophiliac in nature. Consider how, for example, reasonable oil policies, foreign investment plans, moderate tariffs, Rem Koolhaas, conceptual art, diplomatic know-how, three piece suits, cooperative intelligence agents and modest modes of internal repression can all successfully blend into one visual vernacular that soothes and reassures the newsgoing audience in Berlin, Geneva, Los Angeles. Innovations in cellphone technology and heightened visual appetites aside, what has made a difference with respect to, say, Viet Nam are the visual tropes of the forceful civilizational unveiling of the Orient. We needn’t evoke the fascination of cellphone snuff movies of Arab prisoners bearing nothing but dog leashes and human shit. We can focus on the thick layers of secrecy that visibly shroud the women and the weapons.

But rather than further pursue the many possible cross-equations here, across issues of self-fulfilling prophecies, of ethnic marketing, of travel as a means to spiritual self-renewal, let us observe these questions, for lack of space and time, by way of an example. There was a time when, as Peter Stoffel traveled, he never failed to take his paintbrush along, painting everywhere he could, on teapots, beer bottles, handbags, or cattle. When asked why he engaged in this, Stoffel claimed it was in the spirit of bringing souvenirs back home to his wife. The two of them had agreed, he explained, that due to her American citizenship it would be unsavory, tasteless, even reactionary for her to accompany him on his art-professional travels. It’s hard enough to steer the reception of my work, he would grumble. Don’t make it worse. Just imagine. Which is, of course, a good point; due to his own Swiss passport, Stoffel is, by contrast, blessed with the privilege – and the burden of responsibility – that comes with travel

beyond guilt and consequence.
And yet, sometimes I assumed it wasn’t the question of national

affiliation but his personal hobbies that were at stake. I’m telling you: the things you get away with as an artist. Many times, in third world locations that have not reached the civilizational stage of free trade as we know it, I have watched him sneak up to traffic wardens in the middle of the night, and gouge their windpipe with a small rock. Fucking cops man, he would never fail to exclaim, after these midnight shenanigans. In 2005, it so happens I invited Stoffel to Sharjah, where he was confronted with a cruel hearted curator who is known to steal, lie and humiliate anyone who threatened him in some way. This is the man you must murder next, I implored him. Where is your small pointy rock. But Stoffel would refuse, no matter how much the curator would test Stoffel’s patience, no matter how he would censure and humiliate. Stoffel remained obstinate. He then explained to me: I was told on my travels in Belgium that to kill a priest is thricefold seven years of bad luck. Priests are the counterparts to the prophets. Institutional mouthpieces in mythical contrast to prophets. Prophets being artists, freethinkers and freelancers. Depending on how you look at it, I would sooner murder you. I refrained from making any more suggestions from that day on.

On another occasion, there was a hotel cleaner who wouldn’t stop showing up near the rooms. Blocking the corridor, sneezing, coughing, slurping tea, hoping for tips, or some practice in English conversation. This is not what immaterial labor is supposed to be, Stoffel kept insisting. This is not it. Postfordism my ass. Dematerialization of the worker ha fucking ha. This was the moment when he swore revenge on the working class, setting aside the teapots, beer bottles, handbags, cattle, and specializing, for a little while, in

laying fake tarot cards which he crafted himself, claiming they were an old painterly tradition from his native Appenzell. Since they were painted rather beautifully, on hand crafted, paper thin sheets of finest birch wood, depicting motifs he would copy from Bruno Bischofberger adverts on the back covers of Art Forum, this was not difficult to pull off. The tarot cards were simply mesmerizing in their handmade authenticity.

So for the said cleaner in Cairo, for example, Stoffel predicted a slow death following the loss of his left arm on a nearby freeway. Or when it came to another local, a tall handsome woman who misframed his c-prints for a site specific biennial commission, Stoffel warned that he saw her in a vision. You have fallen to your knees in a hospital ward. You are screaming a high pitched scream, loud and mighty as the Foehn. These little pranks were always rendered beautifully, for Peter would never fail to involve traditional Appenzell elements involving cowbells and statuettes. However, since he is anything but cruel, Peter would “lift the veil” at a given time, revealing the fictitious nature of the prophecies by writing a revealing sentence at the bottom of a blank postcard, “Mr. Ali bewailing the loss of his left arm as it lies by the Nasser freeway”, and leave his new friends to figure out the fallacy of representation, but also the apparent primacy of text over image, or, as some would like to put it, the oblique scenographies of visual abstraction. If they don’t get it they don’t get it, he would add, sadly shaking his handsome head.

All of which changed, however, when he came upon the book Scenes from Everyland. It really required a book of considerable, persuasive brunt for Stoffel to be convinced to amend his ways. And surely enough, Stoffel has now irretrievably entered a phase which can be termed that of “mature” artistic work, consistent and lucid -

mountain landscapes, mainly - with his American wife by his side everywhere he goes. Sometimes life imitates art, I told him, thinking back to the olden days of his working travels. Oh no, he answered, sometimes life imitates life!

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Patricia Bieder
Voir les montagnes par en dessous

L’art a souvent traité le mythe de la montagne, objet de fascination pour les peintres durant des siècles. Dans l’œuvre de Peter Stoffel, l’essentiel n’est cependant pas cette dimension mythique, quoiqu’elle puisse sans aucun doute émaner encore de la montagne : ce qui l’intéresse plutôt, c’est la structure et la matérialité de la montagne. Si cet artiste avait le pouvoir de soulever un peu une montagne pour se glisser dessous et s’enfoncer dans la masse géologique, il le ferait. « L’essentiel n’est pas à la surface, mais on ne voit que la surface. Je voudrais pouvoir regarder les montagnes par en dessous1. » Ce désir non satisfait révèle l’aspiration d’un esprit autant poétique que scientifique vers un espace inconnu, vers la tache blanche sur la carte, qu’il explore dans sa peinture. Ses créations ressemblent au travail d’un géologue occupé à l’étude de la structure et de la composition de la Terre et des processus qui lui donnent sa forme. L’artiste, visuellement, s’approche à tâtons de ces énergies et de ces forces invisibles, pour ensuite transposer picturalement les différentes structures et les différents éléments qui caractérisent le paysage.

Aujourd’hui encore, dans son atelier genevois, à 360 kilomètres de distance, ses recherches sur la forme picturale et sur le fond partent des souvenirs du paysage d’Appenzell, dont il a fait tôt l’expérience marquante. « Je pense en montagnes ... Les montagnes de mon enfance ont grandi dans ma tête, elles y ont déposé des sédiments, laissé des cônes de déjection, élevé des sommets ... Depuis ma naissance à Appenzell, la nature, le paysage et leurs éléments m’ont toujours accompagné. Le massif de l’Alpstein, par sa clarté bien proportionnée, m’a montré ce que sont l’érosion, les cônes de déjection, les moraines latérales, m’a fait comprendre en images les plissements des roches, les inclusions de quartz, les lentilles de fœhn et les dépôts de sédiments2. » Si l’on pouvait aplatir le petit massif montagneux de l’Alpstein, c’est-à-dire le pays d’Appenzell, on obtiendrait une image qui, par la fragmentation de ses structures et par la vue sur les couches géologiques extérieures et les tensions intérieures, ressemblerait à l’essence d’un tableau de Peter Stoffel. Pour lui, le paysage et la nature sont contemplation et explication. Dans sa peinture, il aborde consciemment le paysage pour s’en libérer ensuite dans le processus d’appropriation.

Le motif classique du paysage, de la montagne, et plus tard aussi de la mer, amène Peter Stoffel à de multiples inventions d’images qui par la diversité de leur style représentent aussi un questionnement sur les ressources de la peinture elle- même. Comment fixer l’espace et le temps sur la surface du support d’image ? Peter Stoffel crée des espaces iconiques étonnamment denses, il juxtapose et superpose des couches de couleur. Les champs de couleur, les structures et les lignes ornementales se maintiennent et se définissent les uns les autres. Le spectateur se perd dans cette diversité, il suit les structures et les strates de la peinture, le processus pictural, pour revoir aussitôt du paysage dans ces structures. Avec les moyens de la peinture, Peter Stoffel explore les structures d’écoulement et de stratification géologique, il fait se mélanger les couleurs et les formes, comme dans Ohne Titel (Géologie mentale XI) (2011). La peinture est toujours pour lui aussi une fabrication de matériau. Ou alors, par de fines touches de pinceau, il fixe des formations rocheuses, des chaînes de collines ou de petits lacs, façonne le paysage avec de la lumière et des ombres, comme dans Wald Steinwasser (2009). Les rochers et les montagnes sont structurés d’une façon quasi scientifique, leur stratification est suggérée par des nuances dans les coups de pinceau. Et pourtant, ce n’est pas un paysage concret que montre le tableau. Dans sa recherche de « paysages », Peter Stoffel ne part pas d’images ou de

photographies existantes. Il s’agit plutôt de « paysages mentaux », de recréations fictives à partir d’images intérieures de plis ou de surfaces qui se sont
accumulées comme des sédiments dans la mémoire de l’artiste. Strate par strate, il dépose ces fragments de souvenirs sur la toile ou le papier. D’une peinture libre, tantôt concrète, tantôt abstraite naissent des motifs de formes et de lignes, qui s’assemblent en images-souvenirs transformatrices exprimant l’essence du paysage.

Pour cette exploration, Peter Stoffel recourt à une diversité de techniques et de styles qui n’aide pas à classer son œuvre dans une catégorie. Ses tableaux se meuvent entre les représentations concrètes de paysages et une peinture abstraite, parfois géométrique. L’espace iconique avec ses fractures prismatiques rappelle lointainement les tendances cubistes de l’art moderne, tandis que les mosaïques de surfaces de couleur et le réseau serré de lignes et de surfaces font penser à l’artiste franco-portugaise Maria Helena Vieira da Silva (1908–1992). Les grands tableaux à surfaces noires peuvent aussi évoquer Alfred Manessier (1911–1993) ou certainesœuvres de Paul Klee (1879–1940). Et pourtant, l’œuvre de Peter Stoffel est impossible à situer dans une géographie artistique. La métaphore de la tache blanche géographique pourrait d’ailleurs s’appliquer aussi à sa peinture. Avec un esprit de suite frappant, il s’est donné la diversité pour règle. C’est ainsi qu’une œuvre l’amène à la suivante, que tout se superpose, que tout est en dialogue. Un détail, un élément d’un tableau peut ainsi servir de point de départ pour la prochaine création. Les œuvres naissent les unes à côté des autres, les unes des autres, les unes avec les autres pour former ensemble un nouveau monde.

Peter Stoffel crée principalement des huiles sur papier ou sur toile. En plus de la peinture à l’huile, il est l’auteur de dessins au feutre et au crayon de couleur. L’étonnante variété de sa palette est parfois amputée par des dessins au crayon foncés. L’artiste, tel un démiurge, tire des lignes, tamponne des surfaces, ajoute des éclaboussures. Les couleurs, les formes et les lignes s’unissent ainsi en une impression topographique. Les spirales, les motifs, les vifs contrastes de couleurs et les fractales amènent parfois aux confins du moment psychédélique. Tout est frémissement, pulsation. Dans l’œuvre de Peter Stoffel, la naissance de l’image est marquée par des transformations permanentes, parce que l’artiste change fréquemment le rythme des couleurs et des formes de ses tableaux, répartit de larges surfaces dans des structures toujours plus petites et observe les effets produits par ces nouvelles combinaisons. Il applique ses couleurs tantôt en couches lisses, tantôt en masse pâteuse. Dans ses travaux sur papier, les empilements de couches et les chevauchements forment parfois des motifs ornementaux qui font penser à la technique de la marbrure. Car ici aussi, la structure de l’étalement des couleurs et de la composition donne naissance à des moments d’illusion. Souvent, l’artiste tourne les tableaux – de petit ou grand format – pendant le processus de création, de sorte qu’il n’est pas toujours facile de dire où est le haut et où est le bas.

Cette indécision se retrouve dans le présent ouvrage, où les illustrations sont toutes reproduites en format vertical, que l’artiste les voie comme des images verticales ou horizontales. C’est à nous qu’est laissé le soin de tourner le livre comme une carte de géographie pour regarder les œuvres selon l’orientation fixée par l’artiste. Le livre est un média qui n’offre que des possibilités limitées de découvrir les deux formats entièrement différents dans lesquels Peter Stoffel travaille. La rencontre directe avec les œuvres n’en est que plus impressionnante. Il y a d’une part des tableaux étonnamment petits et de l’autre des peintures de dimension considérable, qui dominent dans son œuvre. Les petits formats naissent souvent lorsque la monumentalité des grands tableaux l’oblige à faire une pause.

Dans les très grands formats, la peinture prend une consistance corporelle. À

distance s’étalent des paysages montagneux, avec des collines, des plissements de roches et des chaînes qui s’étendent dans la profondeur. La topographie visible s’unit en surface à des tensions qui s’esquissent en provenance de la structure profonde. Tel un géologue qui peut projeter contre la paroi, par stéréoscopie, une image spatiale résultant de la superposition de la surface et de la structure profonde, Peter Stoffel peint sur la toile le dessin que fait cette interférence en faisant fusionner la bidimensionnalité et la tridimensionnalité. Ce qui s’offre ainsi à notre expérience, ce n’est pas seulement la topographie, mais aussi le sous-jacent, le mouvement qui façonne de tels chevauchements et plissements. Malgré toutes les tensions qui animent l’image, les tableaux paraissent « reposer en eux-mêmes » sous l’effet de l’annulation réciproque des multiples forces en jeu. Mais la complexité de la surface ne fait pas illusion : il doit y avoir « quelque chose » en dessous. La compréhension des œuvres devient un défi. Car nous ne voyons pas seulement des paysages, mais des tapis rapiécés géomorphiques qui s’étendent devant nous et représentent les processus morphogéniques. La tension mise dans le fragment reflète le mouvement géologique du paysage réel, qui est lui-même aussi fragmenté. La composition et la couleur nous font accéder à l’expérience de moments spatio-temporels. Les tableaux géants ouvrent des espaces et suggèrent les lents mouvements des plaques tectoniques. Par notre perception, les images commencent à vivre leur propre vie, elles deviennent des grandeurs physiques dans l’espace et ont un nom propre : Elis, Michel ou Lemmi.

Les grands formats nous tiennent d’abord à distance à cause de leurs dimensions imposantes, alors que les petits tableaux, involontairement, nous attirent. Il se forme là un moment contradictoire qui remet en question notre schéma habituel de perception. Cela est particulièrement manifeste dans un groupe d’œuvres des débuts, Pampas de Sacramento (2003). Ces tableaux étonnamment petits mais d’une extrême densité montrent différents paysages. À distance, ils nous donnent l’impression de reconnaître de véritables paysages de montagne conformes à la composition traditionnelle. L’impression de nous trouver sur une montagne et de regarder le panorama. L’idée d’un horizon est promesse de sécurité. Ce sentiment est renforcé par les titres, qui paraissent donner une localisation géographique réelle, comme Karwendelgebirge, dans le Tyrol, ou Tak, qui est une province de Thaïlande. Le voyage à travers ces différentes montagnes se termine dans le pays d’Appenzell, à la Fälenalp, dont les falaises abruptes forment un cadre imposant autour du lac, le Fälensee. Les extraordinaires plissements de la montagne traversent la petite toile en une diagonale marquante.

Pourtant, à distance déjà, une « réjouissante inquiétude3 » s’installe, liée à la technique utilisée, où les surfaces, qui forment parfois entre elles des contrastes accusés, rappellent l’aspect éclaté des collages photographiques. Lorsque l’on s’approche des tableaux, les dissonances et les ruptures apparaissent. Les prétendus paysages se dissolvent en éléments fragmentaires, se rompent. L’ordonnance supposée de l’image commence à vaciller – et nous avec elle. Les plis de la Fälenalp deviennent subitement un rideau derrière lequel le regard s’ouvre sur un lac. Les crêtes et les vallées, les montagnes et les golfes, la lumière et l’ombre, les formes arrondies et les formes anguleuses s’assemblent en un tourbillon infini. Les titres allèguent une localisation qui est impossible. « Plus l’on s’approche des tableaux, plus leur objet s’éloigne4 », constatait Bernd Ruzicska dans la publication Pampas de Sacramento. C’est seulement avec du recul que le paysage paraît redevenir visible. Il n’en va d’ailleurs pas autrement pour les paysages réels : il nous faut de la distance pour nous faire une image de leur essence, et c’est à distance qu’ils deviennent saisissables.

Ce mouvement d’approche et de recul devant les œuvres de Peter Stoffel est étroitement lié à la fragmentation déjà évoquée qui captive notre regard. Les

grands formats aussi contiennent de nombreux détails qui nous font nous approcher de la toile et nous absorber dans les structures. Notre regard fait en quelque sorte un plan toujours plus rapproché des formes peintes, comme en une vue kaléidoscopique. Si dans Elis (2010) par exemple, on reconnaît d’abord, de loin, un paysage de montagne, le regard rapproché se perd dans une mosaïque et est entraîné dans un tourbillon de couleurs et de formes dont il ne peut presque plus s’extraire. Un examen attentif fait apparaître, à très faible distance, de nouveaux mondes en petit, un nouveau paysage naît du détail : la petite tache verte devient une prairie, la surface bleue un lac. La monumentalité des tableaux, le « grand tout » est relativisé par la charge signifiante du petit.
Le panorama du monde, l’espace euclidien avec sa perspective centrale et ses repères absolus sont brisés au profit d’une spatialité multiple continuellement en train de se reformer. Dans la perception, le point de focalisation se modifie sans cesse, de nouveaux espaces apparaissent. Le système de référence est ici pour Peter Stoffel la géométrie fractale. Les fractales (du latin fractus, brisé) sont des formes géométriques composées de nombreuses parties qui ressemblent au tout mais ne sont jamais exactement pareilles. Elles existent dans la nature en d’innombrables variantes, comme les nuages, les montagnes ou les arbres, ce que l’artiste a voulu exprimer dans la série des Fraktale Bäume (2013). Les formes brisées de multiples manières créent une diversité et une complexité d’espace iconique presque illimitées.
La contemplation des œuvres s’accompagne d’une incertitude quant à la dimension réelle de ce qui est vu. Si dans ses premiers dessins au crayon Ohne Titel (2005), Peter Stoffel suit encore un schéma de composition assez classique qui fait rapidement reconnaître le paysage comme tel, le « all over » ne tarde pas à dominer ensuite, avec un accent plus fort mis sur la surface du tableau et sa structure matérielle. Ce sont des tableaux qui pourraient dépasser de leurs bords et se prolonger à l’infini. On perd le sentiment de proportion et d’échelle. L’ambiguïté s’installe à la place. Les détails à motif ne permettent pas de décider s’il s’agit de vues microscopiques ou macroscopiques. Ohne Titel (Géologie mentale IX) (2010) fait l’effet d’une vue de la surface terrestre, mais l’interpénétration des couleurs et des formes y évoque également une pierre polie. À l’époque du maniérisme déjà, on prenait plaisir à découvrir des paysages sur des pierres finement gravées. Là aussi, le grand s’imaginait en petit.
Le souhait de l’artiste est de créer une carte incluant tout. Par leurs structures denses et colorées, les œuvres de Peter Stoffel font effectivement penser à des cartes géologiques, à des images prises par satellite ou à des vues aériennes de paysages urbains de nuit. Les travaux de petit et moyen format sont plus récents, avec leur multitude de lignes qui évoquent ces sentiers typiques qu’empruntent les vaches dans les paysages de collines, les « Chuewägli ». Dans d’autres œuvres, les traits forment un réseau dense qui rappelle les élévations et les creux de la topographie. Ici également, les observations faites dans le paysage amènent au moment de la structuration de la surface du tableau par des traits et des surfaces. Pour Peter Stoffel, grand amateur de cartes topographiques, la route n’est pas longue entre ces travaux et la carte géographique réelle. Dans Ohne Titel (Trigonometrische Vermessungen) (2013), il utilise même la carte topographique comme support de son propre travail. Il brise la surface de la carte par un motif dense de plusieurs couches de triangles peints à glacis dont les jonctions sont déterminées par les points de triangulation sur la carte. Il en résulte un ensemble de couleurs et de formes, un réseau de triangles qui à son tour prend presque une consistance plastique. Par ses peintures sur carte topographique, Peter Stoffel met en évidence le champ de contraintes entre le monde et son appropriation, entre la science et la poésie, entre l’abstraction et la réalité. Sur la carte comme sur le tableau, le monde se trouve abstrait. Ce n’est pas un hasard si jusqu’au XIXe

siècle, une similitude était établie entre la carte géographique et la peinture5. Dans des travaux aux titres parlants comme Snow Crash, Ten Thousand Years Later ou Crystal Memories, réalisés ces dernières années et faisant partie des nombreuses œuvres du groupe Preparing the Northwest Passage, Peter Stoffel s’intéresse à la voie maritime légendaire du Nord-Ouest. Aussi célèbre que difficile, cette route relie l’océan Atlantique au Pacifique par les parages nord du continent américain. Dès le XVe siècle, des navigateurs européens cherchèrent une voie plus rapide vers l’Asie. Mais elle ne fut trouvée qu’entre 1903 et 1906 par l’explorateur norvégien Roald Amundsen. L’agitation des eaux de la mer et l’enchevêtrement des îles de glace à contourner en font aujourd’hui encore, malgré le réchauffement climatique, un passage difficile.

Michel Serres (*1930), philosophe français, historien des sciences et ancien officier de marine, a vu dans le passage du Nord-Ouest une allégorie de la pensée obligée de trouver sa voie. Pour Peter Stoffel également, cette route est une métaphore : « Ce passage illustre pour moi la complexité des liaisons et des relations entre l’espace, le temps, la couleur et la forme. La traversée est difficile, les voies étant parfois dégagées, parfois obstruées. On contourne la banquise, des icebergs et des glaces à la dérive, on se faufile à travers de petits golfes et des bassins peu profonds, passe par des chenaux étroits et des détroits resserrés. Les motifs que la glace forme sur l’eau nous contraignent à avancer ou à reculer. Des images trompeuses se dessinent dans ce monde cristallin mais en même temps brumeux, blanc et translucide. La terre, l’air et l’eau fusionnent. Le solide, le liquide et la brume floconneuse se confondent6. »

À la diversité des éléments dans le passage du Nord-Ouest correspond celle des techniques et des styles dans les œuvres de ce groupe. Les tableaux varient entre des configurations cristallines et organiques, et font penser à d’étranges formes de glace autant qu’à la houle. On a parfois le sentiment de pouvoir examiner à l’œil nu un cristal de glace agrandi à l’extrême, puis de voir soudain devant soi un paysage marin ou un puissant tourbillon. Ici encore, la distance et la proximité sont essentielles. Souvent on reconnaît aussi à un geste libre la formulation picturale d’états gazeux – la vapeur ou les nuages. Dans sa peinture, Peter Stoffel saisit des énergies qui se communiquent perceptiblement. Dans son « Passage du Nord- Ouest », il trouve une image adaptée à notre temps pour exprimer la complexité de notre monde et de notre perception. Le titre – Preparing the Northwest Passage – montre que l’artiste vient seulement de se mettre en route vers son but, l’océan Pacifique.

Comme l’explique Michel Serres dans l’analogie qu’il établit entre le passage du Nord-Ouest et notre pensée : « Dans une baie entre deux caps, il y a cent caps et moitié de baies, cela n’en finit pas sur la rive toujours recommencée. Les rivages vont vers l’infini ... Le monde, sous nos pieds, devant nos yeux, entre nos mains, perd ses bornes et sa finitude, non que, tout à coup, il devienne immense, dans son horizon large, mais il cède localement, il se fracture, il se frange, il devient follement lacunaire7. » Face à cette infinitude spatiale, Peter Stoffel est seul avec une feuille blanche, une toile vierge. Il se risque néanmoins dans cet espace inconnu. La tache blanche, dans sa prochaine œuvre, deviendra un « monde ».

  1. 1  Peter Stoffel, entretien avec l’auteure, Genève, novembre 2014.

  2. 2  Peter Stoffel, entretien avec l’auteure, cf. note 1.

  3. 3  Roland Nachtigäller, « Geschichte als Collage », dans : Ruhestörung.

Streifzüge durch die Welten der Collage, cat. exp. Marta Herford und Kunstmuseum Ahlen (28 septembre 2013 au 26 janvier 2014), Bönen : Verlag Kettler, p. 13.

4 Bernd Ruzicska, « Panoptes », dans : Peter Stoffel, Pampas de Sacramento,

Zurich : edition fink, 2006, non paginé.
5 Marie Ange Brayer, « Atlas der Künstlerkartografien », dans: Atlas Mapping,

éd. Paolo Bianchi et Sabine Folie, cat. exp. Kunsthaus Bregenz (28 février au 13 avril 1998), Vienne: Turia & Kant Verlag, p. 21.

  1. 6  Peter Stoffel, entretien avec l’auteure, cf. note 1.

  2. 7  Michel Serres, Le passage du Nord-Ouest (Hermès V), Paris, 1980, p. 104.

Traduction Laurent Auberson

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